Pas d’Aventurier sans armes ! Il me faut donc reconstituer mon arsenal. Je cours vers le corps central de la maison. Deux marches conduisent à une lourde porte de couleur beige dont la vitre est protégée à l’extérieur par une épaisse grille en fonte. Rassemblant toutes mes forces, je pèse sur la porte en tournant l’énorme poignée centrale. J’enregistre au passage le souffle réprobateur du bourrelet isolant qui frotte contre le dallage de pierres (les bruits de Verdun…). Au fond du couloir, à gauche, il y a LA chambre. Dans le placard encombré, je finis par retrouver ma carabine (de marque Eurêka, s’il vous plaît !) et, une à une, les fléchettes qui vont avec. En farfouillant encore un peu, je déniche mon revolver (deux morceaux de bois assemblés en L, avec un gros clou pour détente). Puis, je récupère mon épée et mon poignard (un grand et un petit bouts de bois grossièrement appointés, munis chacun d’une garde en carton fort fixée avec de la ficelle.


 

Il reste à mettre la main sur l’essentiel : mon arc et mes flèches. Or, je ne les vois ni dans le placard, ni ailleurs… C’est la tuile !… Quoique à y bien réfléchir, l’arc était déjà au bout du rouleau à Pâques… Il avait perdu une grande partie de son ressort, et l’écorce ternie plissait, se desséchait, surtout au milieu. Quant aux flèches, je m’en souviens à présent, je les ai toutes décochées aux hommes du Shérif de Nottingham par-dessus le mur du verger, juste avant que mes parents ne sonnent la retraite vers Nancy. L’arc a sans doute suivi le même chemin… Bon, ce n’est pas grave : la forêt de Sherwood regorge de coudriers !

 

 

La « forêt de Sherwood », c’est toute la propriété, bien sûr, mais en particulier « l’allée Saint-Joseph ». Il s’agit en fait d’un bosquet assez bien entretenu de taillis et de haute futaie situé côté parc, en face de « l’aile Girault »… d’où la facilité avec laquelle on l’a baptisé en l’honneur de mon oncle. Mais cette appellation intimidante ne saurait m’arrêter : je ne puis en effet me promener tout nu (c’est-à-dire sans arc) comme si Richard Cœur-de-Lion était déjà rentré d’exil !

 

 

À défaut de canif (« Pour quoi faire ? Tu te blesserais avec ! »), j’ai besoin au moins d’un couteau. Je ressors dans le couloir et entre dans la « salle à manger Thomassin », entre le corps central et « l’aile Bollenot ». Cette pièce me surprend toujours par le calme méditatif, intemporel qui s’en dégage quand on y est seul. D’abord, il y a l’odeur, puissant amalgame d’encaustique, de vanille, de confitures et de tartes aux fruits ; puis, on remarque l’horloge à balancier, qui scande les secondes de sa voix mécanique, bien huilée, et qui sonne tous les quarts d’heure avec une clarté autoritaire accentuée par un implacable cliquetis, faisant alors se croiser ses deux poids en bronze moulés à l’image de pommes d’épicéa. M’extirpant avec peine de mon heureuse torpeur hallucinatoire, je passe dans le couloir de l’aile Bollenot pour aller prendre un couteau, une paire de ciseaux et de la ficelle à la cuisine.


 

Je sors ensuite côté parc, j’oblique vers la gauche en contournant le corps central et son perron d’honneur, et je pénètre dans le clair-obscur complice de l’allée Saint-Joseph ; là m’attendent les noisetiers préférés de Robin des Bois, que mes sœurs (Dieu sait pourquoi) appellent amoureusement Érolfline. Le hors-la-loi examine soigneusement les branches du premier massif : trop mince… trop grosse… pas assez droite… trop ramifiée… écorce trop rugueuse, et ainsi de suite jusqu’au quatrième massif, dans lequel il désigne soudain, par-dessus mon épaule, l’épais rameau qui l’aidera à secouer le joug de fer du Prince Jean et à préparer le retour du Roi Richard… Équipé de l’humble couteau de cuisine, j’attaque à la base. Cela dure, car la lame coupe « comme la jambe de ma grand-mère » ! Mais enfin, à force de m’escrimer, je parviens à arracher à l’arbrisseau l’ébauche de ce qui est destiné à devenir une arme fabuleuse, quasi absolue, contre les seigneurs normands et leur soldatesque. J’ai là un bâton lisse au brillant magnifique, long d’un mètre trente, droit comme un I, dont les extrémités ont presque le même diamètre (environ deux centimètres et demi). Je commence par émonder au plus près les rares branchettes, puis je régularise les extrémités avant d’y pratiquer de profondes entailles obliques. Je coupe ensuite un mètre soixante de ficelle fine, mais résistante, et j’en attache un bout d’un côté du bâton. Après avoir retourné celui-ci, j’appuie dessus jusqu’à lui donner exactement la courbure voulue et je répète l’opération de l’autre côté. Je coupe enfin les morceaux de ficelle en trop. Mon arc est prêt à vibrer victorieusement ! J’essaye sa tension. Relâchée, la corde produit un bruit convaincant : gare au Shérif de Nottingham… et à ceux de l’Ouest sauvage !

 
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Les flèches, à présent ! Cela va plus vite : il suffit de trouver une dizaine de rameaux de coudrier bien droits, de les couper à la bonne longueur (à peu près soixante-dix centimètres) et d’y pratiquer une encoche à l’extrémité la plus fine… Ce qui est fait.

 

 

Tant que j’y suis et avant l’arrivée de mon oncle (on n’est jamais trop prudent), je me taille aussi une longue sagaie, arme de rigueur pour chasser le lion quand on est un guerrier massaï qui se respecte.

 

 

Il me reste à fabriquer un carquois présentable. De retour dans la cuisine Bollenot, j’en bricole un à partir d’une feuille de carton mince et de quelques morceaux de ficelle.

 

 

Me voici décemment équipé pour :

l’Ouest sauvage ;

la forêt de Sherwood ;

la savane et la jungle africaines ;

les duels à l’épée, tous lieux et toutes époques confondus.

 

 

Satisfait, je vais ranger mon fourniment dans le placard de LA chambre et retourne faire de la figuration civilisée auprès des Grandes Personnes. Elles sont installées sur la terrasse de la cour des tilleuls et sirotent des rafraîchissements. J’en ai presque honte pour elles, mais rien dans leur accueil n’indique qu’elles me perçoivent comme appelé à toutes sortes de destins héroïques.

 

 

« Tiens, voilà notre Faon ! Où étais-tu donc fourré, galapiat ? » demande ma mère sans grande sévérité.

 

 

« Je m’amusais, Maman ». Puis, erreur funeste, je me hasarde à dire ce que je faisais (« Tu vas encore mazibler les noisetiers de ton oncle Jo, qui sera furieux ! ») et à quoi je songeais (« Mais quelle imagination délirante ! Mais où va-t-il donc chercher tout ça ? Tu ferais mieux de tenir un peu compagnie à tes grands-parents, qui sont si contents de te revoir ! »).


 

Je ne réponds pas que je suis au moins aussi content qu’eux et que nous aurons tous le temps de profiter les uns des autres pendant ces grandes vacances. Malgré ma candeur, je sais déjà que fortes de leur « savoir-vivre », les Grandes Personnes ne raisonnent pas comme moi et ne comprendraient rien à cette chose trop simple pour elles : les gens étant plus sensibles qu’un territoire, ils n’ont pas besoin d’être marqués plusieurs fois. Mes grands-parents m’appartiennent de plein droit et à titre définitif, ils le savent, mais la propriété ?… D’où l’urgence que j’éprouve de réaffirmer sur ces lieux une emprise que je sais posséder sur leurs maîtres (ceux-ci ne vont-ils pas jusqu’à me laisser abattre, dans leur domaine, des daims royaux en principe réservés au Prince Jean ?).


 

Voyant que la conversation s’écarte peu à peu de mon cas forcément préoccupant, j’en profite pour entamer un repli aussi discret qu’étudié à l’avance. Afin d’attirer le moins possible l’attention des défenseurs du « savoir-vivre », je fais mine de me promener sans but dans la cour des tilleuls tout en m’éloignant de façon imperceptible. Je passe ainsi devant le poulailler sans m’intéresser à ses locataires (pas le moment… trop de témoins) et je franchis la grille en fer rouillé qui ouvre la clôture basse entre la cour et le potager. C’est ici, d’ordinaire, que j’accède à la vraie dimension de l’Aventure, mais ce soir, mon propos est autre. Ce que je veux, c’est retrouver mon arbre préféré : le noyer pensif voisin du puits. Négligeant pour cette fois de l’escalader, je m’assieds à son pied et me laisse aller mentalement à une sorte d’incantation : « Je suis revenu, et il va encore falloir compter avec moi. Vous entendez, vous tous ? C’est moi qui vous parle et qui vous salue ». Sur le toit de la ferme voisine, un merle entonne son chant serein du soir. La brise se lève enfin, compréhensive et douce. Au loin, dans un pommier du verger, une pie en verve joue les bravaches, mais je sais qu’elle m’adoptera, elle aussi.


 

« Ne craignez rien, allez, nous allons bien nous entendre » pensé-je à la cantonade.


 

C’est fait. J’ai renoué mon alliance avec cette terre, je m’y suis réintégré. Je peux maintenant adopter une attitude plus sociale et retourner (sans hâte excessive) vers ma condition minoritaire.

 

 

Comme je repasse entre les deux rangées de grands peupliers, je jouis de leur bruissement et de leur léger roulis. Tout en haut, des freux en colonie causent avec calme et s’installent pour la nuit.

 

 

Mon regard revient vers la maison. Ils sont tous rentrés, sauf Bon-Papa, qui m’observe de loin.

 

 

« Encorre à rrêver, mon grrand ? » me lance-t-il comme je cours vers lui… Mais je sens bien qu’il me comprend.

 

Sans répondre à ce qui n’était pas une question, je mets ma main dans la sienne, qu’il me tendait, et nous rentrons.

 

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***

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