Aussi extravagant que cela me paraisse encore à l’heure où j’écris ces lignes, Jean Eugène Bollenot, notre grand-père maternel, n’a pas toujours été un vieil homme. Quoi qu’il en soit, c’était naturellement le plus jeune et le plus beau bébé du monde le 31 juillet 1865, à une heure du matin, lorsqu’il naquit à Ciry-le-Noble, près de Montceau-les-Mines (Saône-et-Loire), de François Bollenot, vingt-quatre ans, et de Reine Bollenot, née Petitjean, vingt ans

 

L’événement fut déclaré à la mairie le même jour sur le coup de dix-huit heures par les heureux grands-pères, l’un fabricant de tuiles, l’autre conducteur de canal.


 

Eugène était le cadet d’un certain Philippe. Il avait aussi une benjamine, Élise ; celle-ci devait donner plus tard trois enfants – Henri, Jean et Marie – à un certain André Deniaud, qui mérite d’être évoqué ici.

 

 

C’était un de ces originaux dont la postérité se rappelle avec tendresse les lubies, généralement peu appréciées, en revanche, par des contemporains allergiques à une certaine poésie.


 

Dans son potager, l’oncle André – préfigurant Popeye – enterrait des fragments de fer au pied de tous les choux afin de les rendre ferrugineux.


 

Persuadé que la terre du jardin manquait de chaux, il faisait venir des pierres par tombereaux et les y enfouissait, ce qui ne manquait pas d’étonner ses voisins, gens simples ayant bêtement appris à retirer les cailloux du sol.


 

Soucieux à l’extrême de la conservation du bois, il passait au carbonyle non seulement les cabanes à lapins, mais aussi les portes, les fenêtres, les poutres, les armoires, les tables, les chaises, les malles, bref, tout ce qui était susceptible de recevoir des coups de pinceau, soit un nombre impressionnant d’objets ainsi condamnés à dégager une odeur particulièrement forte… et d’autant plus tenace que leur longévité s’en trouvait bel et bien accrue.

 

 

Il professait un superbe dédain pour les intellectuels et une admiration sans limite pour tous ceux qui travaillent de leurs mains.


 

Souhaitant par-dessus tout rester en forme, il se levait chaque nuit à deux heures pour avaler un grand verre d’huile d’olive, puis il prenait un tub glacé. Ce régime à tuer un cardiaque dès le berceau devait l’amener à l’âge de quatre-vingt-dix ans.


 

On bouclera le tour du personnage en citant sa maxime favorite - « Tant vaut l’homme, tant vaut la chose » -, dont la finesse, la profondeur et l’universalité se passent de tout commentaire.

 

 

 En somme, c’était un de ces doux dingues appliqués à rendre l’existence de leur entourage moins morne… quand ils n’y mettent pas fin accidentellement.


 

L’enfance et la prime jeunesse d’Eugène Bollenot n’ont pas laissé de traces durables dans le folklore familial, ce dont on se hasardera à conclure qu’elles furent placées sous le triple signe bénéfique de la province, de la bourgeoisie… et de la gastronomie, grâce à des mère et sœur nanties d’une réputation étourdissante dans l’art de cuisiner et de recevoir.

 

 

Le frère aîné avait eu la chance de pouvoir suivre des études de pharmacie (et son fils François devait un jour lui succéder dans son officine de Vichy), mais le père – qui travaillait dans la tuilerie familiale reprise par son frère, l’ « Onc’ Monsieur » - mourut jeune, ce qui obligea Reine, désormais sans ressources, à se faire bonnetière et le cadet à se lancer dans la vie active sans autre bagage qu’un cœur gros comme ça. Eugène partit donc soldat. Peu à peu, sortant du rang, il se hissa dans la hiérarchie militaire, et c’est sous l’uniforme de sergent que le 2 août 1892, âgé de vingt-sept ans, il embarqua à Toulon pour le Dahomey avec ses camarades du 2ème régiment du Génie, élément du corps expéditionnaire français commandé par le Lieutenant-colonel Alfred Amédée Dodds.

 

 

Le dénommé Béhanzin était assis sur le trône du Dahomey, mythique royaume d’Afrique noire, depuis 1889, année de la mort de son père Glélé. Reprochant aux Français, entre autres avanies, de le gêner dans la persécution de ses sujets chrétiens et dans un fructueux trafic d’esclaves, il entreprit de diriger des raids vengeurs sur les villes de Cotonou et Porto Novo. Amené ensuite à signer un traité, il le respecta si peu que le gouvernement français se décida à lancer contre lui une expédition militaire dans le grand style de l’époque, qui était coloniale et fière de l’être, car La Mission Civilisatrice de la France ne faisait alors de doute aux yeux de personne.


 

Ainsi prémuni contre les états d’âme tiers-mondistes, le corps expéditionnaire toucha terre à Cotonou et se mit à progresser dans un pays de forêt et de savane entremêlées. Là, il fit rudement la connaissance des rebelles, et en particulier des amazones, armées de fusils à pierre et de tromblons, mais aussi d’arcs et de flèches pour le maniement desquels ces redoutables guerrières n’hésitaient pas à se trancher le sein droit.


 

En dépit d’une résistance héroïque, les partisans de Béhanzin furent battus, et celui-ci prit la fuite. Mon grand-père nous a maintes fois raconté son arrivée dans le palais du roi vaincu. Tout y était sens dessus dessous, et il y trouva, entre autres trophées, un méchant petit vase en verroterie dorée qui fait désormais partie du patrimoine familial. Il serait intéressant de savoir combien cet humble objet avait servi à acheter de nègres pour leur faire découvrir les champs de coton du Nouveau Monde…

 

 

La campagne achevée, le Sergent Bollenot contracta – on ne sait comment – un abcès à la nuque qui, s’épanouissant en un monstrueux anthrax, nécessita son rapatriement sanitaire vers le port de Marseille, où il débarqua presque mourant. Il eut la chance de survivre à son anthrax et à la médecine militaire, mais ce furent les soins attentifs de ses mère et sœur qui aidèrent sa forte constitution à le tirer d’affaire et à le remettre sur pied.


 

Neuf ans plus tard, le 9 avril 1901, il épousait à Nancy Adèle Mathilde Jacquemet, co-héritière des Teintureries Réunies, qui devait mettre au monde deux filles : Andrée, le 5 avril 1902, et Élise Marie Renée (notre mère), le 19  décembre 1904 à Toul (Meurthe-et-Moselle).


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Il était en garnison dans cette petite ville le 3 août 1914, jour où l’Allemagne déclara la guerre à la France. Notre mère, alors âgée de neuf ans, devait garder toute sa vie, entre autres souvenirs de cette époque de deuil, celui d’une promotion entière d’officiers de cavalerie qui, caracolant sous son balcon lors d’un défilé de mobilisation, la saluèrent joyeusement du sabre pour ne plus jamais reparaître.

 

 

La « guerre en dentelles » ayant fait son temps, la « sale guerre » prit la relève, pulvérisant tous les records d’horreur.


 

Le Capitaine Bollenot fit sauter des ponts pour briser les attaques ennemies, quand il n’en improvisait pas pour favoriser les contre-offensives alliées. Surtout, il eut le bon goût de n’être ni tué, ni blessé, malgré une authentique bravoure.


 

La paix revenue, il fut promu chef de bataillon, mais il ne supportait plus la routine de la vie de caserne. Alors, cédant un jour à se redoutable impulsivité, il prit brusquement sa retraite plutôt que d’accepter une nouvelle affectation qui lui aurait aussitôt valu sa cinquième ficelle (« Veux pas l’savoirr ! M’ont assez emmerrdé, tous ces Jean-foutrre ! »). Et c’est ainsi qu’il devint le vieux monsieur très digne que j’ai toujours connu.

 



En 1936, année quelque peu turbulente par ailleurs, il acheta une propriété à Verdun-sur-le-Doubs, où sa fille aînée avait trouvé mari douze ans auparavant en la personne de Joseph Girault, fils de notaire, agrégé de Normale Supérieure et professeur de lettres classiques au Lycée Henri Poincaré, à Nancy.

 

 

Ma mère m’a fait don des décorations d’Eugène Bollenot. Il y en a quatre : Médaille commémorative du Dahomey, Étoile noire de Porto Novo, Croix de Guerre quatorze-dix-huit avec étoile de bronze, Croix d’Officier de la Légion d’Honneur.

 


 

 

Notre grand-père put jouir d’une longue et heureuse retraite de rentier («Je les aurrai au moins fait crracher ! »), puisqu’il ne nous déserta qu’à l’âge de quatre-vingt-quinze ans, en pleine possession de ses moyens physiques et mentaux. Il était resté inconsolable de la mort de sa femme, un an et demi auparavant, mais pour venir à bout de cet homme bâti à chaux et à sable qui avait connu toutes les guerres de la France depuis 1870, il fallut l’extrême tension provoquée par le putsch d’Alger. Vieux soldat foncièrement loyal, il n’admettait ni l’injustice (le sort réservé au Capitaine Dreyfus l’avait scandalisé), ni l’insubordination. Tout en déplorant le honteux lâchage de l’Algérie et en comprenant les motivations de ces quatre généraux prestigieux, il ne supportait pas de les voir moralement obligés à se dresser contre le pouvoir civil. L’oreille collée au transistor, il suivait les « événements » jour et nuit, tant et si bien que ce rescapé des colonies et des tranchées mourut fort civilement le 28 avril 1961, emporté par une hémorragie cérébrale sinon glorieuse, du moins décisive. D’une certaine façon, les militaires avaient quand même eu sa peau.

 

 

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