Toute cette place, toute cette étendue… Telle est ma première sensation à l’instant du réveil. Mes capteurs épidermiques me jurent que les murs sont loin et que le monde est un film en couleurs. Sortant à regret de ce rêve, j’ouvre les yeux : c’était bien vrai ! Cette chambre démesurée, cette lumière enjouée qui sourit à travers les persiennes… Je suis à Verdun ! Je me réveille en ce lieu sacré comme d’un cauchemar de plusieurs mois. Du fond du grand lit campagnard en bois massif, je renoue un par un les fils de ma mémoire : les dernières vacances de Pâques, la quête des œufs dans le parc avec Sylviane, les cloches qui passaient dans le ciel, retour de Rome (« Regarde, François, encore une, là-haut, avec un ruban bleu, celle-là ! », et je la voyais…), moi en promenade demandant à mon grand-père, qui me tenait par la main « Dis, Bon-Papa, on est des bons camarades, tous les deux, hein ? », le tricycle, le camion en bois et le jeu de construction, le chien du fermier qui m’avait fait si peur alors qu’il voulait seulement jouer… paraît-il. Tous ces souvenirs tourbillonnent dans ma tête et finissent par se joindre en une lumineuse certitude : je suis à Verdun.

 

 

Je regarde vers la droite. Là-bas, très loin, mes sœurs dorment résolument et ne semblent pas près d’émerger. Comme ces Grandes Personnes manquent de résistance ! Certes, elles veillent beaucoup plus tard que moi, mais le lendemain, qui c’est, le maître du monde, dites voir ? Les fourmis me montent des pieds aux jambes, et je me retrouve debout presque sans l’avoir voulu. Titane se retourne dans son lit. Je m’immobilise en attendant qu’elle respire à nouveau de façon régulière. Surtout, ne pas réveiller tout le monde ! On a toujours plein d’idées pour occuper mon temps, mais j’ai rarement les mêmes… Et ce matin, je compte bien mettre à profit la petite heure dont je dispose pour reprendre tranquillement possession de mes terres. Je ne veux donc pas risquer de me heurter tout de suite à d’éventuels gêneurs.

 

 

Silencieux, je me vêts en hâte et sors dans le couloir. Là, j’enfile et je boucle mes sandalettes. M’arc-boutant sur la poignée, je tire violemment à moi la porte d’entrée et me coule dans l’entrebâillement, puis j’amortis des fesses le bruit de la fermeture. Aussitôt, une douche sensorielle s’abat sur moi : senteurs d’humus rafraîchi par la rosée, trilles liquides des verdiers et monosyllabe obstinée du pouillot, lumière du levant qui transfigure le passage vitré, là-bas, à gauche, entre l’aile de mes grands-parents et notre cuisine… J’enregistre tous ces signaux avec avidité. De la ferme voisine me parvient un bruit de bidons de lait vides traînés dans une charrette. Je hume l’arôme de torréfaction qui émane du café de la rue des Vaches. Au bout de la cour, j’aperçois quelques poules qui picorent avec frénésie, indifférentes à leur coq. Comment tout cela peut-il exister en mon absence ? Je jurerais presque que c’est là un simple décor mis en place juste avant mon arrivée et promis au démontage dès après mon départ…

 

 

Je descends enfin les trois marches du petit perron. Mes pas me portent droit devant moi, vers l’aimant de l’Aventure, quoique je sache que le temps me manque. M’arrêtant dans l’allée des peupliers, le nez en l’air, je me laisse envelopper par leur frémissement doré, papillonnant et un peu métallique. Les corbeaux sont tous partis narguer les épouvantails, et leurs frémissants immeubles murmurent des secrets végétaux en oscillant sous un léger vent d’ouest.

 

 

Poursuivant ma route, je passe devant le poulailler, où je ne peux m’empêcher d’entrer après avoir décoché çà et là quelques coups de pied spectaculaires et imprécis. Une bonne odeur de paille et de crotte mêlées m’accueille. L’air est tiède. Une poule blanche, seule sur son étagère, me regarde approcher de son œil tout rond qu’une membrane bleuâtre obture de temps à autre. Certain qu’il se prépare quelque chose, je lui soulève le derrière : rien dessous, mais ça ne tardera plus. Je la repose sans ménagement, provoquant des gloussements indignés. Je répète l’opération à titre expérimental, avec le même succès chaque fois. Puis, lassé, je décide que ces volatiles sont stupides et je sors. Quelques nouveaux coups de pied inefficaces me frayent un chemin vers la grille du potager. Je m’accoude à la porte et embrasse du regard le terrain qui s’étend devant moi. Au premier plan, il y a le potager, et au-delà, le verger !… C’est une étendue de soixante mètres de large en moyenne sur deux cent cinquante mètres de profondeur, autant dire l’infini à mes yeux. L’herbe haute me masque le mur du fond, ce que j’attribue évidemment à l’effet produit par la courbure de la terre, car j’ai bien assimilé mes leçons de géographie. Tout ce que je vois au-dessus de l’herbe, ce sont les pommiers. Il y en a trois cents. Après y avoir été autorisé par son beau-père, que l’opération intéressait fort peu, Papa fit l’acquisition de ces arbres, à l’entretien desquels Oncle Jo consacre toute sa science arboricole et pomologique, trouvant là un dérivatif bienvenu à la correction des versions grecques ou latines. Le résultat est si probant que mon grand-père, vexé de n’être pas vraiment propriétaire de la plantation, n’eut de cesse de rembourser son gendre, ce qui lui permet de dire fièrement et sans mentir « J’ai trrois cents pommiers de rrapporrt là-bas ! ».

 

 

Un coin de ma tête connaît ces faits, dont on sourit à la maison, mais je ne suis pas dupe de la réalité quand elle contredit le rêve. Cette herbe haute, ces arbres dressés de loin en loin, on ne me la fait pas : c’est bien la savane africaine, terre des éléphants, des lions et des guerriers massaïs… quand ce n’est pas la Grande Prairie de l’Ouest américain, évidemment.

 

 

Je suis sur le point d’ouvrir la grille pour entreprendre mon exploration inaugurale, lorsque j’entends derrière moi les premières strophes d’un caquètement de triomphe. C’est bien ce qui m’avait semblé tantôt : l’autre andouille a dû pondre, et il faut qu’elle s’en vante auprès de tout le voisinage, voleurs d’œufs compris ! Un tel comportement me renforce dans la piètre opinion que j’ai de l’intellect gallinacé… et me libère de tout scrupule résiduel : « Ah, tu as pondu, ma vieille ? Eh bien, allons voir ça ! ». J’accours vers la parturiente dans un sillon de bruyantes protestations et entre en coup de vent. Toujours sur son nid, la blanche s’égosille tant et plus : « Et que j’en ai fait un BEAU ! Et que je l’ai fait toute SEULE ! Et que je suis bien conTENTE ! Et qu’il ne s’agit pas de me le piquer comme chaque FOIS ! ». Etc. etc. Une fois de plus, je reste confondu devant la totale spontanéité, l’émouvant manque de malice de la poule qui vient de pondre, mais cela ne m’empêche pas de céder à un instinct puissant, celui du prédateur. Je m’approche de la glorieuse et lui soulève le croupion, l’interrompant net au milieu d’une vocalise tonitruante. Le plaisir de la découverte me cloue à nouveau sur place : là, devant mes yeux, un œuf fraîchement pondu, de couleur liège, dont la matière et les contours parfaits tranchent avec le désordre et la saleté ambiants. Laissant la poule s’enfuir, non sans m’accabler d’injures (« Voleur d’enFANT ! C’est un scanDALE ! Faites quelque CHOSE ! »), j’avance la main avec crainte et respect et je saisis l’objet magique. C’est chaud, c’est lisse, c’est confiant, c’est la vie. Je m’attends presque à sentir une palpitation entre mes doigts. Ravi de cette trouvaille et voulant en partager la joie, j’oublie l’interdit qui pèse sur ce que j’ai fait là et je me précipite chez mes grands-parents, qui se lèvent toujours tôt.


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J’arrive hors d’haleine dans leur cuisine, où ils sont en train de déjeuner, et je m’écrie d’un trait en posant l’œuf sur la table « Bonjour Bon-Papa bonjour Bonne-Maman j’ai trouvé un œuf dans le poulailler elle venait de le pondre ! ». Ils regardent l’œuf, puis me fixent, interloqués, et, au bout de quelques secondes, s’exclament presque en même temps :


 

« Mais qui est-ce qui m’a fabriqué un chenapan pareil ? Veux-tu bien me faire le plaisir d’aller remettre tout de suite cet œuf où tu l’as trouvé ! »

 

 

« Bougrre d’animal ! Tu mérriterrais des calottes ! »


 

Suffoqué par un tel accueil, je recule un peu et sens les larmes me monter aux yeux. Devant l’effet produit par leur réaction, ils se radoucissent :

 

 

« Tu le sais, pourtant, qu’il ne faut pas prendre les œufs aux poules ! »


 

« Mais comment on fait pour les manger, alors ? » me pousse à bredouiller une certaine logique.

 

 

« D’abord, rien ne dit que nous en mangerons aujourd’hui. Et puis, de toute façon, on ne t’avais rien demandé. Ce n’est pas à toi d’aller chercher des œufs. »


 

« Mais pourquoi ? »


 

« Parce que c’est comme ça, et puis c’est tout ! »


 

La voilà bien, l’arme ultime des grandes personnes ! C’est ainsi qu’elles écartent une bonne fois les questions gênantes, je ne le sais que trop…

 

 

« Allez, va, ne fais pas cette tête, mon François ! » dit Bonne-Maman en souriant soudain et en me posant un gros baiser sur chaque joue. « La prochaine fois que nous aurons besoin d’œufs, je t’emmènerai. »


 

« Et je pourrai les prendre moi-même dans les nids ? »


 

« Oui, oui. Mais pas tous. Tu vois, un œuf, ça devient un poussin, qui devient une poule ou un coq. Pas de poule, pas d’œufs ; pas d’œufs, pas de poules : c’est aussi bête que ça ! »


 

« Ah oui, j’comprends ! »

 

 

« Maintenant, rremporrte-le où tu l’as trrouvé » dit Bon-Papa, qui maîtrise son envie de rire en m’attirant vers lui à son tour pour m’embrasser (il sent bon le savon à barbe et il a la peau douce).


 

« Oui, Bon-Papa ! ». Et je file aussi vite que je suis venu.


 

Tout en courant vers le poulailler, j’entends qu’une autre poule trompète son accouchement. « Tiens ! On dirait qu’aujourd’hui, elles se sont toutes donné le mot, ces idiotes ! » pensé-je.


 

J’entre parmi les gloussements révoltés ou égarés et je trouve la blanche installée sur son nid. « C’est encore toi qui fais tout ce barouf ? Alors, vous autres, vous gueulez aussi quand on vous les a piqués ?… Voilà, voilà, une seconde ! Je te le rends, ton œuf ! Tâche de ne pas le casser, ou je me serai fait enguirlander pour des queues de prune ! »

 

 

Puis, j’ajoute après réflexion « Finalement, je suis aussi bête que toi ! J’avais bien besoin d’aller me vanter ! Droit dans la gueule du loup, je me suis fourré !… »


 

Alors, soulevant le derrière de la diva, qui manque s’en étrangler de saisissement au milieu d’un contre-ut avant de s’enfuir à toutes pattes, je bée : un autre œuf, identique au premier, trône au milieu du nid ! Je pense « C’est vrai, j’avais oublié : elles pondent en série ! C’était bien la peine de me passer un savon !… En fait, si on m’empêche de ramasser des œufs, c’est uniquement parce qu’un enfant, ça ne doit pas prendre d’initiative, ou alors, il doit éviter d’en parler… C’est ça ! Mieux vaut en dire le moins possible… »

 

 

Satisfait de ma conclusion, je replace avec soin l’œuf baladeur à côté de l’autre en disant à celui-ci « Tiens, veinard, tu viens de gagner une grande sœur ! ». Et cette idée me fait rire tout seul comme un bossu. Puis, la faim me décide à ajourner la suite de ma réinstallation et me ramène devant la maison – riant toujours – au moment précis où Mireille ouvre les volets de LA chambre.


 

« Bonjour, mon Faon ! Alors, on découche déjà ? » me lance-t-elle dans un rire léger d’opéra-comique.


 

« Et ta sœur ? » dis-je tout à trac en pensant aux deux œufs, et je pouffe.


 

Surprise, elle regarde par-dessus son épaule. « Non, Titane est là !… Tu es fou ? » proteste-t-elle avec le plus grand sérieux.

 

 

Stupéfait de voir qu’elle a pris au pied de la lettre cette réplique canaille fort prisée des potaches, j’éclate de rire à m’en crever la rate.

 

 

« Tu l’entends, Titane ? Je me demande quelquefois s’il est bien normal, notre petit frère ! » s’écrie-t-elle avec gaieté en refermant la fenêtre.

 

 

***

 

 

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