Les Girault arrivent ! C’est ce que j’entends crier par-dessus ma tête, comme dans un songe. L’après-midi est bien avancé. Je fais du tricycle sur la terrasse de la cour des tilleuls ; du moins est-ce de cette manière que les Grandes Personnes percevraient la chose. Elles peuvent croire ce qu’elles veulent ; moi, je sais être un preux chevalier qui a provoqué en combat singulier (avec jugement de Dieu) une espèce de sale type de chevalier renégat qui séquestre une jeune orpheline aux cheveux de lin qui, du haut de sa tour, n’a évidemment d’yeux que mon moi qui vais la sauver en massacrant cet affreux à l’armure noire qui va voir un peu sa gueule, non mais sans blagues !

 

 

Armé d’un manche à balai (pardon) d’une lance, debout sur les péd… (pardon) les étriers, j’attends le signal du héraut d’armes. Celui-ci abaisse enfin sa masse. Une sonnerie de trompes stridente et médiévale déchire le silence pesant. Je larde les flancs de mon destrier, qui n’attendait que cela pour bondir dans un hennissement d’excitation. Bien calé entre pommeau et troussequin, je vois mon adversaire se rapprocher au grand galop. À l’instant même où ma lance va percuter l’écu du félon, j’entends une voix dire, à ma gauche, « Eh bien, Messire, est-ce ainsi qu’on accueille les voyageurs ? ». Je retiens ma monture (enfin… je freine) et m’arrête. Oncle Jo est là, un bagage dans chaque main, suivi de Tante Dédée ! Je mets pied à terre et me précipite vers eux : « Tonton Jo ! Tante Dédée ! »

 

 

Mes cousins suivent : René (Kiki) et Brigitte, Pierre (Pierrot) et Simone. Chaque couple apporte un bébé endormi dans son couffin. Histoire de faire connaissance avec la jeune classe, je me penche sur Jean-François et la « petite Brigitte »… Oui, eh bien, c’est comme mon neveu… Ce n’est pas des interlocuteurs valables, ça ! Aussi différent que je sache être d’elles, je me sens tout de même plus proche des Grandes Personnes que de ces colis végétatifs et assistés… Du reste, l’idée ne m’effleure jamais que j’aie pu être identique à eux. Dans mon esprit, en tout cas, il ne fait aucun doute que je me rapproche des grands et m’éloigne des petits… Comment saurais-je qu’un décalage de générations m’isole pour longtemps à mi-chemin entre les deux, dans ma famille du moins ?

 

 

La cour me semble soudain très encombrée, très bruyante. Mon espace vital rétrécit à vue d’œil. Le moment est venu de faire retraite sur des positions plus calmes. Ce sera la forêt de Sherwood ! Je file chercher mon attirail de bandit-au-grand-cœur – arc, flèches, carquois, dague -, et c’est Sir Robin de Locksley en personne (dit Robin des Bois, ou encore Érolfline) qui, l’air farouche, déboule tout armé côté parc. Sa mission consistera aujourd’hui à rejoindre au plus vite, pour les avertir, ses joyeux compagnons avant que le très méchant Sir Charles de Gisbourne, homme lige du non moins sinistre Prince Jean-sans-Terre (frère ennemi du Roi Richard Cœur-de-Lion), ne les fasse tomber dans quelque piège diabolique avec l’aide du Shérif de Nottingham, ce vil imbécile.

 

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J’entre dans la Grande Forêt, tout emplie du souvenir des mystérieux cultes païens (l’allée d’arbres, du côté de l’aile Bollenot), et je vais droit devant moi. Je sais que Sir Charles, le Shérif et leur piétaille normande (des cascadeurs coiffés d’une sorte de saladier ridicule, qui s’effondrent les uns sur les autres en braillant au moindre heurt avec un gentil) sont encore dans la cour des tilleuls… pardon… du Château de Nottingham, mais qu’ils ne vont pas tarder à s’élancer sur les traces de nos-amis. Pénétré de mes responsabilités, je hâte le pas. En arrivant non loin de la maison du Vieil Ermite (celle des Colinet, gardiens de mes grands-parents), j’aperçois tout à coup au loin, entre les troncs, deux saladiers qui causent en normand… Voici donc le dispositif avancé du guet-apens !… « Hé hé, mes gaillards, je veux bien être damné si vous attendiez quelqu’un de ce côté-ci ! », ricané-je en nasillant comme un doubleur de cinéma. « Je vais vous en donner, moi, de la salade ! ». Je grimpe dans un sapin et me saisis d’une liane…


 

[Arrêt sur image. Comment ça, « Les lianes ne montent pas dans les sapins » ? J’y monte bien, moi, haha !]

 

 

Puis, ayant soigneusement calculé ma trajectoire, je me laisse choir, les deux pieds en avant, tout en yodlant sauvagement…

[Nouvel arrêt sur image. Qu’est-ce que ça veut dire, « N’importe quoi ! » ? D’abord, Djoni Vaille c’Muller est bien d’origine autrichienne, ce qui lui donne le droit de yodler, et toc ! Ensuite, c’est lui qui a enseigné à Érolfline l’art d’utiliser les lianes, chacun sait ça, à Oliwoude ! De là à lui apprendre à yodler, il n’y avait pas loin ! Entre Seigneurs de la Forêt, on peut bien se rendre des petits services, non ? Et puis, de toute façon, il y a urgence, alors Robin n’a pas le choix des moyens, et vive la solidarité afro-saxonne ! Ne m’interrompez donc plus, je vous prie.]

Chacun de mes pieds frappe violemment un saladier et l’envoie bouler dans le lierre cul par-dessus tête, assommé comme il n’est pas permis de l’être (ces figurants, c’est vraiment du gibier trop facile…). Ayant à peine touché le sol, je me remets à courir (un héros garde son équilibre en toutes circonstances, sauf traîtrise consignée dans le script). J’ai là une occasion de retourner l’effet de surprise en notre faveur. Arrivé au mur de l’Abbaye Noire (l’extrémité du parc), j’oblique à gauche ; l’œil fixé sur le Château, je franchis à fond de train l’espace découvert qui conduit à la grille (de l’Abbaye… du parc) et pénètre dans la partie la plus reculée de la forêt (l’allée Saint-Joseph), où se trouve notre repaire. Là, je rencontre Blaise (le malin), Frère Estoc (le gros moine), Petitjean (le grand costaud) et Lady Marianne (la belle blonde amoureuse de moi) et les mets au courant de la situation. Nous n’avons plus rien à craindre du côté de l’Abbaye Noire, mais il reste une très grosse moitié de la tenaille qui se dirige peut-être déjà vers nous en provenance du Château (l’aile Girault). Je décide de partir seul en éclaireur dans cette direction. Après des adieux sobres, mais poignants (« Ma mie !… », « Mon bien-aimé !… »), je m’enfonce dans le clair-obscur, ombre verte et brune sur fond brun et vert, sautant de branche en branche [… à l’aide de lianes, oui, pourquoi ?], et parviens à la lisière de la Grande Forêt. Là, je m’accroupis derrière un tronc moussu et j’observe l’entrée du Château… Personne !… Il est vrai qu’ils n’ont pas à se presser, certains qu’ils sont de nous cueillir au nid !


 

 Soudain, j’entends derrière moi un craquement de branchettes froissées. M’aurait-on pris à revers, contre toute vraisemblance ? Je me retourne d’un bloc, l’arc pointé, prêt-à-vendre-chèrement-ma-peau… et me trouve nez à nez avec Oncle Jo. Sur le moment, il semble aussi surpris que moi, mais il se reprend vite.


 

« Dis donc, brigand, il faudra quand même épargner quelques branches de noisetier, n’est-ce pas ? »

 

 

« Oui, Oncle Jo, mais je n’en ai pas coupé beaucoup ! »


« Assez pour dix hors-la-loi, dirait-on ! » rétorque-t-il sans rire. « Il est vrai qu’à toi seul, tu en vaux bien toute une armée ! ». Et il détourne la tête, mais j’ai eu le temps de voir ses yeux se fendre encore plus étroitement derrière ses sévères lunettes de myope à grosses montures noires… À demi-rassuré, je m’enhardis :


 

« Il faudra bien ça pour récolter les ducats pour payer la rançon pour libérer le Roi Richard pour sauver l’Angleterre du Prince Jean ! ». Puis, il tourne à nouveau la tête vers moi et dit, le plus sérieusement du monde : « Pour l’heure, pour sûr !… Pour ne rien dire des ducats que tu devras pour avoir esquinté nos noisetiers pour longtemps !… Et je ne dis pas ça pour rire !… ». Puis, sardonique, il s’en va.


 

Ah lala, zut et zut ! Il a fallu qu’il s’aperçoive de ça dès le premier jour ! Revenu sur les lieux de mon crime, je récapitule : une grosse branche pour la sagaie, une autre pour l’arc, dix rameaux pour les flèches et une branche moyenne coupée ce matin pour l’épée de d’Artagnan (maintenant munie d’une garde ronde en carton) : c’était trop, en effet, pour n’être pas visible au premier coup d’œil, même d’un myope, mais ce n’est pas assez pour que la coupe d’un second arc passe inaperçue. Or, je sais d’expérience qu’il m’en faudra un autre pour finir ma campagne d’été… D’où problème… J’observe attentivement le pied de l’arbuste. Les souches de mon arc et de ma sagaie sont là, bien déchiquetées, encore bien blanches, immanquables par un arboriculteur aussi averti qu’Oncle Jo !…

 

 

 

Une idée me vient, toute simple : pas de souche, pas de trace ! Quand j’aurai besoin d’une autre branche (et j’en vois au moins trois qui feront l’affaire), il me suffira de la couper au ras du sol, puis de maquiller d’humus et de lierre le peu de souche restant, quitte à redoubler de prudence par ailleurs et à ne plus laisser traîner dans le secteur des épluchures ou copeaux compromettants. L’opération sera encore plus facile avec les rameaux.

 

 

J’ai donc appris plusieurs choses fort utiles pour ma tranquillité pendant ces vacances :

-       Il ne faut jamais sous-estimer la vigilance des Grandes Personnes.

-       Il faut chercher en toute occasion à se montrer aussi malin qu’elles, ce qui est d’autant plus facile à un enfant qu’il n’a rien d’autre à faire, surtout en vacances.

-       La seule bêtise vraiment interdite, c’est de se faire piquer.

-       Le secret du bonheur, parfois, c’est de savoir museler son ange gardien quand il pleurniche comme quoi ce qu’on fait n’est peut-être pas très, très moral (c’est vrai, ça ! Il a facile, lui, avec sa petite auréole et ses petites ailes, assis sur son petit nuage rose !).

Ragaillardi par ce complet cynisme (quoique un tantinet barbouillé du côté de la glande éthique, mais ça passera), je range Robin dans le coffre à jouets de mon imagination et sa panoplie dans le placard de LA chambre. Puis, je redeviens à cent pour cent le petit garçon exemplaire si apprécié des amies et relations de Maman (« Quelle éducation remarquable, ma chère Renée ! »), et je réintègre pour aujourd’hui l’univers à la fois ennuyeux et passionnant des Grandes Personnes. Et quoi de plus social que d’aller saluer en bonne et due forme ces deux petits cousins qu’on m’a si obligeamment tricotés ? Après tout, peut-être que d’ici quelques siècles, ils tiendront assez bien sur leurs jambes pour faire de la figuration muette dans mes superproductions… comme gardes du Prince Jean, par exemple.

 

 



 

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